Cyborgisation par Laurence Finet
L a u r e n c e F i n e t
C Y B O R G I S A T I O N
Ces travaux proviennent d’une volonté de développer mes histoires et de donner plus de sens à mes œuvres. À partir d'images chargées en émotions intenses de mon iconographie personnelle, j'ai expérimenté avec divers matériaux et techniques. A travers le processus que j’ai développé, ces émotions ont évolué vers un sentiment universel, vers une question importante de notre contexte actuel. C’est alors qu’un concept est apparu lentement. Afin d'établir un dialogue et de créer des liens entre les idées, j'ai décidé d’expérimenter avec une tablette électronique et de l'utiliser comme outil de dessin. J'ai remarqué que les formes composées par la tablette évoquaient les formes des os et que leur froideur et parfaite régularité faisaient écho à l'artificialité caractérisant un être cyborg. Un concept a commencé à émerger, l'idée de la "cyborgisation" de l'être. En effet, de plus en plus, nous devenons déconnectés de la nature et dépendants à la technologie. La technologie devient une partie de nous; nous devenons la technologie qui change nos corps et nos esprits.
Les formes provenant du pinceau numérique ont nécessité la construction de différents gabarits. Par couches successives et en jouant avec les transparences, ces formes ont construit une structure osseuse avec ses muscles et sa peau. Une fois satisfaite avec les esquisses numériques, mon intention était de les reproduire fidèlement avec des outils de création traditionnels.
Le concept s'est finalement emparé du contenu et a commencé à diriger les travaux ultérieurs. Puisqu’une œuvre d'art se nourrit d'une autre œuvre d'art, j'ai réfléchi à la manière dont la "Vénus d'Urbino" de Titien, représentant une femme s’abandonnant à la masturbation, était choquante et controversée à son époque. Cette œuvre a interrogé et captivé les imaginations tout comme elle le fait encore aujourd’hui. Ceci conduit à la question suivante. Un cyborg pourrait-il s'adonner au plaisir, une activité habituellement réservée aux êtres humains? L'opposition entre réalité-authenticité-émotions et illusion-cyborgisation-artificialité est ce qui a alimenté ces travaux.
Ces explorations thématiques ont mené à une série d’oeuvres « synthèses » confrontant des techniques ancestrales telles que la peinture à l'huile inspirée des grands maîtres, la photographie argentique, le cyanotype et la gravure à des techniques et matériaux actuels de peinture acrylique et d’estampes digitales tout en explorant des idées contemporaines. Cette série se concentre d’avantage sur la sensualité des cyborgs et interroge la nature de leur reproduction. Pourront-ils éprouver des émotions provenant de la sexualité, comme nous, êtres humains? Seront-ils éventuellement en mesure de créer de l'art? Ressentiront-ils le besoin de développer un concept? Auront-ils des envies? Sans être humain derrière qui dirige? Actuellement, les robots sont incapables de conscience ou d’émotions, mais pour combien de temps?
Selon Damasio, les sentiments sont à la base de l’art, des cultures humaines, des sciences, bref, de tout. Ils sont le moteur qui nous fait explorer et avancer. En effet, les émotions que nous ressentons engendrent des sentiments et provoquent un déséquilibre dans notre corps qui, grâce à l’homéostasie, le processus de régulation de notre organisme, va trouver un chemin pour rétablir l’équilibre permettant ainsi notre survie et notre épanouissement. L’activité créative offrirait un moyen de réguler ces émotions et de les ramener vers un état d’équilibre.
« Une œuvre d’art qui n’a pas commencé dans l’émotion n’est pas de l’art. »
Cézanne
Ceci rejoint aussi Spinoza qui appelait cette force le « conatus », le moteur de notre existence. D’après lui, cette force provient de notre désir, un désir qui correspond à notre volonté mais aussi à notre appétit. La raison a donc besoin des sentiments pour convertir nos passions en actions et par extension, nos émotions en actes créatifs.
« Chaque chose, selon sa puissance d’être, s’efforce de persévérer dans son être. »
Spinoza
Les êtres cyborg connaîtront-ils cet état de déséquilibre nécessaire à la création et le besoin indispensable de rétablir un équilibre pour survivre et avancer?
Basé sur cette analyse des origines de la créativité, l’œuvre d’art est associée à la nature même de l’être humain. Elle en caractérise un besoin vital. Les êtres cyborgs, tant qu’ils ne seront qu’un amas d’algorithmes, répondant d’une même manière à tel stimulus, sans subjectivité propre, pourront-ils créer une œuvre d’art qui suscitera des émotions?
« La technique n’est qu’un moyen et c’est finalement l’émotion qui l’emporte, qu’elle ait pour origine une intelligence humaine ou artificielle. » Jean-Jacques Neuer
Sans algorithmes
Plonger dans un regard
Et s’y accrocher…
Sommes-nous fous?
Oui, complètement fous.
C’est ce qui nous rend humains
Ce que ces robots n’auront pas sur nous
Cette douce folie,
Cette incohérence,
Ces soubresauts du cœur,
Sans logique.
Ni algorithme.
Bibliographie:
Damasio Antonio. The Strange Order of Things: Life, Feeling, and the Making of Cultures. New York: Pantheon Books, 2018.
Lenoir Frédéric. Le Miracle Spinoza. Paris: Fayard, 2017.
Neuer Jean-Jacques. Artistes et robots: vers une nouvelle définition de l’œuvre d’art. (theconversation.com, 22/04/2018, http://theconversation.com/artistes-et-robots-vers-une-nouvelle-definition-de-loeuvre-dart-95192)
Botella Marion. Les émotions, au cœur de la création. (Cerveau & Psycho, n°46 juillet-août 2011) : 54-58.